BDA 10 ans
question n°1

Tu sembles faire preuve d’un réel attachement à ce statut
d’amateur, pour toi que représente-t-il ?

Nous vivons dans un monde de plus en plus spécialisé. Dans ce monde, seules les personnes autorisées, les spécialistes, détiennent les canaux de diffusion propre à répandre leurs idéologies. Etre amateur c’est avant tout pratiquer librement, de manière non-autorisé. C’est un système alternatif dans lequel toutes les idées peuvent exister et être formulées.

Pour beaucoup, le terme amateur est péjoratif. Il sous entend production secondaire faite dans le cadre du loisir, et plus généralement il exprime la médiocrité et la banalité. Mais si on en revient à la stricte définition, l’amateur est une personne qui aime, qui pratique un art dans le cadre d’une passion.

 

L’amateur ne recherche pas nécessairement de rémunération directe de son art. Il ne diffuse pas ses créations dans le but d’en tirer un bénéfice financier. Le fait qu’une oeuvre artistique soit rémunératrice pour son auteur, n’attribue pas à celle-ci de nouvelles qualités. Cela lui attribue juste une valeur dans un cadre économique défini.

Créer c’est concrétiser une pensée, la rendre palpable pour un tiers ou une multitude. Plus une création est diffusée plus elle est concrétisée. Si le ferment d’une création est le seul besoin d’en tirer un profit financier, alors l’artiste se met dans une position ou il crée un simulacre, qui techniquement et esthétiquement peut être sublime mais dont le fond du discours est corrompu.

Quelles sont les rencontres
qui t’ont le plus marqué ?

J’aime bien rencontrer des gens qui ne me ressemblent pas. J’ai toujours pensé qu’il était dangereux de s’entourer de personnes qui ont les mêmes points de vue, les même activités, les mêmes origines sociales. C’était un peu ma hantise quand je me suis inscrit sur BDA. Encore une fois ce n’était qu’un préjugé hâtif.

Ma première rencontre marquante ça été avec Swan qui était un modérateur actif à l’époque. J’ai participé à quelques réunions BDA sur Paris avec lui. C’est un type bien, au caractère bien marqué et aux opinions bien tranchées, mais qui en même temps a une incroyable tolérance. Il a vraiment donné beaucoup à BDA, tout ça dans un total désintéressement. Je n’ai jamais estimé de BDA selon le critère du talent. En revanche je pense que l’univers graphique d’un auteur est une porte ouverte vers sa psyché, un reflet de son "âme". Quand j’entrevois des dissonances, des fêlures, des balafres, je me sens chez moi.

Je nourris une amitié très forte avec Remedium, rares sont les jours ou nous ne nous parlons pas. Notre amitié a un peu commencé comme le renard et le petit prince, un peu subtilement. Remedium c’est quelqu’un d’entier, il n’aime pas les compromis, les faux-semblants et c’est très bien comme ça. Nous avons beaucoup de projets en tête, mais le temps ne joue pas toujours en notre faveur. J’ai une grande amitié pour Antoine Corriveau, dont j’adore les chansons, c’est un enthousiaste qui s’intéresse à tout et touche à tout. Il me fait toujours penser à ce bon vieux Bob Dylan, c’est quelqu’un d’aérien et de définitivement poète. Antoine a été un modérateur très très actif, puis les coups de gueules, ses projets, sa vie, la musique l’ont un peu écarté du site.

Puis un jour, Karikature est venu poser son oeil sur notre communauté. C’est une vraie gueule Karikature, elle voit avec le trait. Sa ville, son pays c’est tous les êtres qu’elle rencontre, une vrai "croqueuse" d’âme. A ma connaissance, c’est la seule à avoir créé un récit bd d’une grande originalité entièrement dédié à BDA. A partir de nos avatars, de nos interventions, elle a croqué les BDA dans une finesse et une justesse des plus humaines. Elle m’a offert presque toutes ses planches de la première série "si BDA m’était conté", c’est l’un des plus beaux cadeaux que l’on m’ait fait.

Il y a tellement de gens en fait que ça pourrait durer longtemps. Il y a le très humble et fascinant Mosc à qui j’adresse toute mon amitié. Il y aussi Jef Wesh, 2Goldfish, le Docteur C, Moutch, Arronax, Souleyman, Nemo7, Pilou, Filak d’Onap et le bon Philippe Gorgeot à qui BDA doit beaucoup aussi. Car si Philippe est un très bon auteur, c'est avant tout un passionné, un noble au pays des amateurs et je pense qu'il prend très à coeur son rôle au sein de BDA sans pour autant perdre son incroyable sens du discernement qui l'écartera toujours de la vulgarité.

Tu as eu un rôle majeur dans la vie du site et tu reviens petit à petit vers celui-ci.
En quoi cela te paraît-il important?

A l’époque de mon inscription, BDA sortait tout juste d’une crise qui l’avait déchiré en deux pour donner naissance à une autre entité. Certains membre désireux de se professionnaliser, avaient sûrement envie de quelque chose de plus technique et de plus élitiste, ils avaient de ce fait créé une nouvelle communauté. Au lendemain de cette scission, BDA devait progressivement se reformer, et je pense que pour cela tous les membres qui montraient un minimum d’investissement et qui partageaient les mêmes vues sur la BD amateur étaient rapidement intégrés et fidélisés grâce à des marques de reconnaissance. C’est ainsi qu’en peu de mois je me suis retrouvé dans l’équipe de modération. Il faut avouer que la mariée mise à nue est loin d’être laide car même si les coups de gueule entre modérateurs existent, ils sont finalement assez marginaux. Même si les implications sont un peu inégales, chacun faisant selon son temps, tous les modérateurs agissent d’un commun accord pour que l’éthique BDamateur soit respectée au quotidien.

J’ai quitté BDA suite à un clash né d'un canular. A ce moment, j’ai vu que le sang de la démocratie ordinaire ne coulait pas dans mes veines et qu’il fallait que je prenne mes distances avec la communauté.

Aujourd’hui, je pense que BDA a besoin du soutien de tous. Le site est un outil extraordinaire pour les amateurs de tout niveau. Ici on peut poster n’importe quoi sans être refoulé par des commentaires railleurs et élitistes. Il y a des gens pour qui la pratique de la bd amateur est une bouffée d’oxygène indispensable, une petite liberté qui vient rompre la grisaille de leur quotidien. C’est pour cela que BDA doit continuer à vivre aussi longtemps qu’il y aura du web et des auteurs amateurs.

 


Participer aux dix ans de BDA,
c’est un rêve qui se réalise ?

Par nature je ne suis pas trop anniversaire ou commémoration, et au départ j’ai affiché une certaine circonspection. J’avais l’impression que fêter les 10 ans de BDA en invoquant d’anciennes figures du site, parfois inactives, c’était une négation du présent et ne pas laisser assez de place aux membres actifs d’aujourd’hui. Mon point de vue a évolué. Je crois qu’effectivement fêter les 10 ans de BDA, c’est important car c’est une manière de dire, bah oui les auteurs passent et se succèdent mais l’aventure continue car BDA ne tient pas aux intérêts et aux égo d’une poignée de personnes mais fonctionne sur l’énergie de passionnés. Et d’autre part je pense que les dossiers BDA 10 ans de Franck, Tube, Vicks, Nairolf, Corriveau et Swan. Ont permis de tracer les grandes lignes de l’histoire du site. Au delà de ça, ce qui fait vraiment plaisir, c’est de voir des BDA qui se sont inscrit encore enfant (10 - 12 ans) et qui sont encore là en pleine adolescence et en pleine évolution.

Dans ton travail, tu sembles affectionner les récits graves et sombres.
Quelle est ton inspiration en général ?

En fait je pense que toutes les BD de genre, même d’humour sont des ghettos de pensée. Je ne me dis jamais "tiens je vais faire des récits graves et sombres" ou des récits plus humour. Le peu de fois ou j’ai essayé de me forcer à faire du sombre, c’est de l’humour qui est sorti et vice-versa. Se contraindre à rentrer dans un créneau ou un genre, je pense que cela reviendrait à amputer le fond du discours.

Je pense que les univers graphiques, la musique, la littérature, etc... rendent la société plus supportable. Contrairement à ce que disait le peintre Matisse, l’art ne doit pas être un fauteuil pour le bourgeois, mais plutôt une possibilité pour chacun, au même titre que l’amour, d’échapper à nos conceptions étriquées et matérialistes de la vie. Observer l’oeuvre d’un autre c’est intégrer un autre imaginaire, ouvrir de nouvelles portes psychiques.

Ce qui m’inspire, c’est l’intime, l’être à l’intérieur, mais pas dans le sens anecdotique de la biographie.

Pourquoi travailles-tu essentiellement en noir et blanc ?

Ah non il m’arrive de porter des t-shirt de couleurs au travail ...
Sérieusement, c'est avant tout une question de capacité.
D’autre part, la couleur c’est parfois assourdissant et dans certain cas, ça peut même détourner le sens premier du symbole véhiculé par une image. Guy Debord a réalisé le film la Société du spectacle en noir et blanc, sûrement afin de bien signifier qu’une image ne se substituera jamais à la réalité. Sinon j’aime la pureté du noir et blanc, on y lit aisément les formes et les contre-formes. Le noir et blanc peut proférer ce côté caractère d’imprimerie irréfutable et non émotionnel à un dessin, le rendre iconographique, et quand on travaille avec les symboles ça aide pas mal.

Quelle serait ta définition
de la "bande dessinée idéale" ?

En fait je lis très peu de BD, mis à part des auteurs pour auteurs. La rare BD qui m’ait plu à l’extrême ce fut celle de Kim Deitch "Boulevard of the Broken Dreams" qui mêlait à la fois graphisme, récit, moment historique et fantaisie. Je n’aime pas les récit purement autobiographiques et linéaires; je les apparente à de simples supputations hasardeuses sur des événements anecdotiques dont le seul point commun est un auteur égocentrique qui pense avoir mesuré le sens de tout ce qui l’entourait, et d’autre part je pense avec André Breton, qu’il n’y a aucun intérêt à faire état des moments nuls de sa vie. Bien entendu, comme Nietzsche l’écrivait, toute oeuvre est biographique, même un précis de philosophie ou de science. Pour moi une BD idéale, c’est une bd imparfaite et en devenir où le lecteur pénètre un univers mental et se l’approprie pour créer à son tour.

Quelle a été la genèse
de "la cité des esclaves" ?

J’ai toujours voulu que toutes mes créations aient un sens en commun. Lorsque j’ai lu l’Ethique de Spinoza, j’ai profondément été touché par cette philosophie puissante (il faut bien soustraire la démonstration de l’existence de Dieu, ce raisonnement faisant partie du parapluie anti-censure de l'époque). Le terme "cité des esclaves" découle directement de sa pensée. Mon ambition serait de pouvoir mêler la philosophie à mes récits. Plus tard Remedium s’est intéressé de près à la cité des esclaves et comme nous avions beaucoup de points de vue en commun, nous avons finalement décidé de créer une association. Malheureusement nous sommes bourrés de projets et tout avance péniblement à cause de nos travails respectifs. Mais nous ferons tout pour être présent en 2009.


Sur quoi "planches-tu" en ce moment ?
Quels sont tes projets ?

Tout d’abord puisque c’est la dernière question, je voudrai vous remercier de m’avoir convié aux 10 ans de BDA. Je suis désolé d’avoir répondu d’une manière aussi plate à ce questionnaire et je suis désolé pour le pauvre lecteur qui aura tenu jusqu’à cette ligne. Bon anniversaire a tous.

J’ai beaucoup de projets, ce qui coince un peu c’est la réalisation. Le temps me manque. Je crois que les auteurs de mon type n’ont pas d’avenir financier dans la bande dessinée. L’équation a donc toujours été simple pour moi, d’abord bosser pour construire un minimum sa vie et ensuite diminuer mon train de vie et prendre des risques pour faire ce que je veux. Car seule la liberté de créer m’importe, loin de toute considération financière et de règle de bienséance. Je voudrais aborder les sujets le plus librement possible. Je ne crois ni en dieu, ni dans la société. J’ai commencé à changer de vie pour ça, il faut maintenant que j’aille au bout. Sinon, j’ai deux projets longs, pour lesquels j’accumule pas mal de matière, et j’ai aussi beaucoup de récits courts qui attendent d’être mis en images.

A très bientôt BDA !


Interview de Philippe Gorgeot

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